Par Nicolas MITTON, juriste et consultant en affaires publiques

Sous l’impulsion du droit communautaire [1], et afin de lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, l’Ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016 et la Loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 dite « Sapin II » ont posé l’obligation pour certaines entités économiques de déclarer l’identité de leurs « bénéficiaires effectifs ».

Le décret n°2017-1094 publié au JORF du 14 juin 2017 précise les modalités pratiques de cette déclaration.

Ces nouvelles dispositions sont applicables à compter du 1er août 2017.

Dans le cadre de notre analyse, nous nous attacherons tout d’abord à identifier les acteurs concernés par la mise en place du registre des bénéficiaires effectifs (RBE), puis à décrire les modalités pratiques de fonctionnement de celui-ci.

RBE : acteurs concernés

L’étude du registre des bénéficiaires effectifs implique de déterminer les entités tenues à l’obligation déclarative nouvelle, ainsi que celles ayant, en lien avec les précédentes, la qualité de bénéficiaire effectif.

Entités tenues d’une obligation déclarative

Aux termes des dispositions de l’article L.561-46 du Code monétaire et financier (CMF), l’ensemble des personnes listées ci-après sont tenues de :

  • Réunir, conserver et actualiser les informations exactes ayant trait à leurs bénéficiaires effectifs ;
  • Communiquer au registre du commerce et des sociétés (RCS), au stade de l’immatriculation, lesdites informations. En cours de vie sociale, les informations actualisées devront également être transmises.

Ces personnes sont les suivantes [2] :

  • Les sociétés ayant leur siège social en France, et jouissant de la personnalité morale (le texte n’opérant ni distinction ni limitation, les sociétés d’exercice libéral, SPFPL et sociétés civiles sont concernées) ;
  • Les GIE ayant leur siège en France, et jouissant de la personnalité morale ;
  • Les sociétés commerciales étrangères ayant un établissement en France ;
  • Les autres personnes morales dont l’immatriculation au RCS est prévue par les dispositions législatives ou réglementaires (ex : associations émettrices d’obligations, GEIE etc…).

Sont exclus du dispositif, et donc dispensés de cette obligation déclarative nouvelle :

  • Les sociétés dont les titres sont admis à la négociation sur un marché réglementé en France ou dans un autre Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou dans un autre pays tiers imposant des obligations reconnues comme équivalentes par la Commission européenne au sens de la directive 2013/50/ UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 ;
  • Les sociétés en participation (celles-ci n’ayant pas de personnalité morale) ;
  • Les personnes physiques immatriculées au RCS ;
  • Les EPIC ;
  • Les représentations commerciales ou agences commerciales des Etats, collectivités ou établissements publics étrangers établis en France.

Les auteurs de la déclaration étant identifiés, il convient désormais de s’attacher à définir ce que recouvrent les termes « bénéficiaire effectif ».

Qualité de « bénéficiaire effectif »

Aux termes des dispositions de l’article L.561-2-2 du CMF, « le bénéficiaire effectif est la ou les personnes physiques soit qui contrôlent en dernier lieu, directement ou indirectement le client, soit pour laquelle une opération est exécutée ou une activité exercée ».

Cette définition, très générale, est complétée par les articles R.561-1 et R.561-2 du même code, qui précisent que relèvent de la catégorie des bénéficiaires effectifs :

  • La ou les personnes physiques détenant, directement ou indirectement, plus de 25% du capital social ;
  • La ou les personnes physiques détenant, directement ou indirectement, plus de 25% des droits de vote ;
  • La ou les personnes physiques exerçant, par tout moyen, un pouvoir de contrôle sur les organes de gestion, d’administration ou de direction de la société ;
  • La ou les personnes physiques exerçant, par tout moyen, un pouvoir de contrôle sur l’assemblée générale des associés de la société ;
  • La ou les personnes physiques exerçant, au sein d’un organisme de placements collectifs, par tout moyen, un pouvoir de contrôle sur la société de gestion ou la société de gestion de portefeuille.

La seule lecture de ces nouveaux textes amène déjà certaines questions, parmi lesquelles :

  • Comment caractériser, hormis par la détention de droits de vote, le contrôle exercé sur l’assemblée générale des associés ?
  • Faudra-t-il analyser l’ensemble des clauses contractuelles ou conventionnelles impactant l’entité considérée afin d’identifier d’éventuelles hypothèses de contrôle entrant dans le champ du texte ? A titre d’exemple, un fond d’investissement imposant aux entités qu’il finance, via un contrat obligataire, des clauses de sortie forcée des dirigeants ou des clauses d’approbation préalable de certaines décisions sera-t-il considéré comme bénéficiaire effectif ? Si la réponse était positive, alors les bénéficiaires effectifs dudit fond devraient être connus et déclarés en tant que bénéficiaires effectifs de l’entité financée.
  • Les participations « dispersées » ou « distinctes » s’additionnent-elles dans le calcul du seuil de 25% fixé par les textes ?
    A titre d’exemple, une personne physique détenant, en nom propre (donc directement), 10% du capital d’une société, et, par le biais d’une holding (donc indirectement), 20% du capital de cette même société, est-elle considérée comme bénéficiaire effectif ? La logique nous amène à une réponse positive, mais sans aucune certitude à ce stade.
    Il en va de même des époux mariés sous un régime de communauté et cumulant, à eux deux, 25% ou plus du capital ou des droits de vote au sein d’une société. Seront-ils tous deux considérés comme bénéficiaires effectifs ? Là encore, il semble que la réponse aille vers l’affirmative, dans l’attente d’une confirmation.
  • Quid des sociétés cotées faisant écran entre la société soumise à l’obligation déclarative et le bénéficiaire effectif ? Les sociétés cotées sont, en principe, exclues du champ d’application de l’obligation déclarative. Mais par le biais de leurs filiales, cette obligation ressurgirait-elle de manière « indirecte » ?
  • Les modalités de contrôle doivent-elles être déclarées de manière cumulative ? Un actionnaire unique et président de SAS réunira en effet plus de 25% du capital mais aussi plus de 25% des droits de vote, et aura également le contrôle sur les organes de direction et sur l’assemblée des actionnaires. L’ensemble de ces modalités de contrôle doivent-elles être mentionnées dans la déclaration ? Une seule suffit-elle ?

Voici quelques interrogations théoriques, mais ne doutons pas que la pratique en soulèvera bien d’autres encore.

Et s’agissant de pratique, il convient justement de s’intéresser au fonctionnement de ce nouveau registre.

RBE : en pratique

En l’état actuel, et n’ayant aucun recul sur son fonctionnement réel, seuls les textes peuvent nous donner quelques éléments d’appréciation.

Ces textes définissent notamment les modalités de dépôt de la déclaration et le périmètre de diffusion des informations contenues dans le registre.

Déclaration des bénéficiaires effectifs

Le décret du 12 juin 2017 insère dans le CMF une nouvelle section intitulée « Registre des bénéficiaires effectifs », laquelle contient neuf articles[3] qui répondent aux questions essentielles, à savoir OU, QUAND et COMMENT effectuer la déclaration.

OU : Auprès du greffe du tribunal de commerce du lieu d’immatriculation de la société ;
QUAND : Lors de la demande d’immatriculation au RCS (au plus tard quinze jours après délivrance du récépissé de dépôt de dossier de création d’entreprise) ou dans un délai de trente jours suivant la modification des informations initialement déclarées ;
COMMENT : Par la production d’un document relatif au(x) bénéficiaire(s) effectif(s), daté et signé par le représentant légal de l’entité considérée, et destiné à être annexé au RCS.

Le texte définit également le contenu de la déclaration [4] :

S’agissant de la société ou de l’entité juridique :

  • Sa dénomination ou raison sociale ;
  • Sa forme juridique :
  • L’adresse de son siège social ;
  • Son numéro SIREN et le greffe auprès duquel celle-ci est immatriculée.

S’agissant du bénéficiaire effectif :

  • Ses nom, nom d’usage, pseudonyme et prénoms ;
  • Ses date et lieu de naissance ;
  • Sa nationalité ;
  • Son adresse personnelle ;
  • Les modalités du contrôle qu’il(elle) exerce sur la société ou l’entité considérée ;
  • La date à laquelle il(elle) a acquis la qualité de bénéficiaire effectif de la société ou de l’entité considérée.

A ce jour, aucun formulaire ou modèle officiel n’existe permettant d’effectuer cette déclaration.

Une déclaration libre sera donc recevable dès lors qu’elle comporte l’ensemble des informations requises [5]. Le greffier du tribunal de commerce l’ayant reçue sera chargé de vérifier que celle-ci est complète et conforme.

En l’absence de dépôt, comme en cas de dépôt d’informations inexactes, le CMF prévoit les sanctions applicables [6], et celles-ci sont particulièrement lourdes.

Sanction du défaut de déclaration

En effet, les dirigeants de l’entité considérée risquent :

  • Six mois d’emprisonnement et 7.500 Euros d’amende ;
  • Les peines complémentaires d’interdiction de gérer et de privation partielle des droits civils et civiques.

A l’égard de l’entité en tant que personne morale, déclarée pénalement responsable, peuvent être prononcés :

  • Une amende d’un montant pouvant atteindre 37.500 Euros ;
  • La dissolution judiciaire ;
  • Le placement sous surveillance judiciaire pour une durée maximum de cinq années ;
  • La fermeture temporaire ou définitive de l’un ou plusieurs des établissements de l’entité ;
  • L’exclusion temporaire ou définitive du droit de candidater aux marchés publics ;
  • L’interdiction temporaire ou définitive de procéder à une offre au public de titres financiers ou de faire admettre ses titres financiers aux négociations sur un marché réglementé ;
  • L’interdiction temporaire d’émettre des chèques ou d’utiliser des cartes de paiement ;
  • L’affichage de la décision prononcée ou la diffusion de celle-ci par la presse écrite ou par tout moyen de communication au public par voie électronique.

Mentionnons également ici la faculté ouverte au Président du tribunal [7] d’enjoindre sous astreinte à l’entité défaillante de procéder ou faire procéder au dépôt de la déclaration (ou des pièces relatives à cette déclaration).

Le Président peut être saisi par requête du procureur de la République, par toute personne justifiant d’un intérêt, voire se saisir d’office.

Faute pour la personne de déférer à l’injonction, le greffier avise le procureur de la République.

Il conviendra donc d’être très prudent et, afin d’éviter tout risque, de se conformer à l’obligation de dépôt de la déclaration, dont le contenu ne pourra être diffusé que de manière limitée par le greffier l’ayant reçue en dépôt.

Il est toutefois légitime de s’interroger sur l’applicabilité aux entités défaillantes de sanctions aussi lourdes.

Périmètre de diffusion

Aux termes des dispositions de l’article L.561-46 du CMF, les différentes catégories de personnes pouvant recevoir communication de la déclaration sont limitativement énumérées.

Il s’agit :

  • De l’entité ayant procédé au dépôt ;
  • Des autorités judiciaires ; 
  • De la cellule de renseignement financier nationale mentionnée à l’article L. 561-23 ;
  • Des agents de l’administration des douanes agissant sur le fondement des prérogatives conférées par le code des douanes ;
  • Des agents habilités de l’administration des finances publiques chargés du contrôle et du recouvrement en matière fiscale ;
  • Des autorités de contrôle mentionnées à l’article L. 561-36 ;
  • Des personnes assujetties à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme mentionnées à l’article L. 561-2 dans le cadre d’une au moins des mesures de vigilance mentionnées aux articles L. 561-4-1 à L. 561-14-2 ;
  • De toute personne justifiant d’un intérêt légitime et autorisée par le juge commis à la surveillance du registre du commerce et de sociétés auprès duquel est immatriculée l’entité considérée. 

Les articles R.561-57 à R.561-59 du même code listent, de manière limitative, les autorités et personnes relevant de chacune de ces catégories, lesquelles peuvent jouir du droit de communication sans justification préalable. Les personnes « justifiant d’un intérêt légitime » seront quant à elles tenues de justifier auprès du Juge commis à la surveillance du RCS du motif pour lequel elles souhaitent obtenir communication d’une déclaration.

En conclusion et comme à l’occasion de toute réforme, l’entrée en vigueur du RBE soulève questions et incertitudes, mais nous pouvons d’ores et déjà souligner les points suivants :

  • Si pour assurer le respect de l’obligation déclarative la possibilité de saisine très élargie par « toute personne justifiant d’un intérêt » ne semble pas aberrante, la possibilité pour tout intéressé de saisir le Juge en vue de recevoir communication de la déclaration parait aller au-delà de ce que nécessaire en ce qu’elle pourrait porter atteinte au secret des affaires. En outre, le Juge commis à la surveillance du RCS, qui voit ses pouvoirs considérablement renforcés, est-il réellement dans son rôle en cette matière ? Rappelons que le texte tend initialement à la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la lutte contre l’évasion fiscale. Ce n’est pas faire insulte au Juge commis que de constater que ces matières excèdent largement son champ de compétence traditionnel défini par le code de commerce [8].
  • Il peut paraître étonnant que le décret ait aménagé un droit d’accès express à la déclaration au sein de certaines professions réglementées (notamment des professions du droit et du chiffre), mais que d’autres professions réglementées (dans le domaine de la santé par exemple, tel que les médecins ou les pharmaciens etc…) ne soient pas visées par le texte.
  • Enfin, le coût attaché à cette démarche doit être évoqué. Un arrêté [9] publié le 3 août 2017 a fixé les tarifs applicables à cette démarche, lesquels s’élèvent à :
    Dépôt de la déclaration lors de la demande d’immatriculation au RCS : 19,76 €
    Dépôt, en cours de vie sociale, de la déclaration modifiée ou complétée : 34,58 €
    Dépôt effectué par les personnes morales immatriculées avant le 1er août 2017 : 39,52 €
Ainsi, à une époque où se succèdent les lois de simplification du droit, la création de ce registre impose de nouvelles démarches administratives aux entreprises, lesquelles seront par nature assorties de lourdeurs bureaucratiques, et sources de charges financières et humaines supplémentaires. En outre, l’incertitude quant à la définition exacte du bénéficiaire effectif combinée à la faculté ouverte à tout intéressé d’obtenir communication crée une menace pour le secret des affaires, et ce qui initialement devait être un outil de lutte contre des crimes graves pourrait devenir une arme dans l’arsenal des juristes d’affaire.
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[1] Directive (UE) 2015/849 du Parlement Européen et du Conseil du 20 mai 2015
[2] Article L.561-46 du CMF visant  « les sociétés et entités juridiques mentionnées aux 2°, 3° et 5° du I de l’article L.123-1 du code de commerce »
[3] Articles R.561-55 à R.561-63 du CMF
[4] Article R.561-56 du CMF
[5] Des modèles sont disponibles sur le site internet d’Infogreffe 
[6] Article L.561-49 du CMF
[7] Article L.561-48 du CMF
[8] Sur ce point particulier, voir notamment les articles L.123-3, L.123-6 et R.123-139 à R.123-149
[9] Arrêté du 1er août 2017 relatif aux tarifs réglementés des greffiers des tribunaux de commerce

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